A L'OMBRE DE TAHA HUSSEIN

UN CITOYEN QUI S'INTERESSE A LA MARCHE DU SIECLE

jeudi 18 février 2010

QUI PEUT LE MOINS, PEUT LE PLUS!

Le Salon de l'Edition et du Livre de Casablanca (du 12 au 21 février 2010) est devenu pour moi un lieu de "pèlerinage" obligé, depuis que mon fils m'y a donné goût (en l'accompagnant) parce qu'il y a toujours déniché des trésors de "curiosités", même si l'objet de ses recherches n'étaient pas toujours littéraires.
  

L'édition de cette année n'a pas dérogé à la règle, et donc le passionné de littérature que je suis, fut comblé et ravi.

Les débats organisés à l'occasion de ses "Salons" à Casablanca étaient pour moi l'occasion de vérifier si ma passion pour la littérature est surdimensionnée par rapport à sa vocation réelle (miroir de nos turpitudes, de nos rêves et de nos illusions perdues, nos ambitions toujours renouvelées) ou si au contraire, j'ai un retard à combler dans ma perception de ce qui paraît être la solution miracle que seule la littérature est capable d'apporter au "mal du siècle" que nous vivons.

J'ai le sentiment personnel que cette littérature a encore de bons jours devant elle, et qu'elle reste notre ultime quête pour le maintien en état de veille de notre conscience, en suscitant en nous le sens critique à l'égard du monde qui nous entoure, sans relâche.

Le thème choisi cette année pour le SIEL 2010: "Les Marocains du Monde à l'Honneur", fut à lui seul pour moi, un réel motif de satisfaction, par la qualité du panel d'écrivains invités (Marocains, Maghrébins, Français ayant un lien avec le Maroc).

L'acte premier de la littérature n'est-il pas de provoquer en nous de "sublimes tentations", comme celui d'ouvrir "la boîte de Pandore" (qu'elle symbolise si bien à travers les œuvres qu'elle met entre nos mains) et de nous laisser guider par nos instincts spontanés vers l'inconnu? Il arrive que cet inconnu soit tantôt un paradis illusoire, avec ses joies éphémères et ses bonheurs improbables, tantôt un enfer incandescent, avec ses horreurs programmées et ses destins tragiques!

Pendant les débats auxquels j'ai assisté (avec mon épouse) j'étais sincèrement impressionné par le talent, la passion et la pugnacité de ces intellectuels dans leur questionnement sur ce monde en marche et je n'ai pas hésité à acheter les livres qui ont fait l'objet de ces débats. Aussitôt rentré chez moi, je me suis jeté dans la lecture de mes précieuses acquisitions...Passionnant!

Voici par exemple ce que dit cet auteur maroco-algérien Anouar Benmalek (1), au prologue de son roman "Ô Maria" (Page 11):


   
 "Ma mère était cruelle et je l'aimais comme on aime un ange. Elle, de son côté, m'aimait comme on aime un bâtard: amèrement, violemment, avec haine parfois. Tout au long de mon enfance, j'ai souvent senti dans son regard un reproche soudain lui échapper ("Mais pourquoi es-tu venu au monde chiard?" hurlaient alors ses pupilles rétrécies). Son amour, luttant contre la colère inspirée par un passé toujours présent, lui faisait vite refermer ses yeux accusateurs. Ne sachant comment se rattraper de cette bouffée de rancœur envers son enfant, elle m'attirait alors à elle et me caressait furtivement les cheveux.
De nouveau à court de mots, pour me demander pardon, elle finissait par me repousser ou par me flanquer une gifle qu'elle regrettait aussitôt, ce qui accroissait son exaspération.
Je crois pourtant que jamais femme ne m'aura autant aimé. Ni ne m'aimera autant."

L'auteur traite dans ce roman un évènement passé inaperçu dans l'Histoire (puisque non commenté par les historiens) et qui parle de la première déportation exécutée par un état à l'égard d'une communauté de sa population (avant celle effectuée par le régime nazi de l'Allemagne): Il s'agit de l'expulsion par l'Espagne des "Morisques", au siècle d'or de celle-ci, quand elle était ravagée par la soif de pureté. Ce roman mené tambour battant, est un récit inventif et captivant, s'inspirant des faits historiques réels. Décrivant des personnages romanesques exceptionnels. Il est un hymne à l'amour et à la liberté.
(1) Ô Maria: paru en 2008, Édition Livre de poche, Anouar Benmalek (qualifié par l'Express de "Faulkner Miditerranéen")

Le paragraphe que j'ai choisi ici n'est qu'un simple petit clin d'œil, d'une belle fresque littéraire décrivant une Espagne entrée dans le tumulte d'une compagne revancharde contre l'Islam. Comment peut-on rester indifférent à ce petit texte, si bien travaillé linguistiquement, littérairement, sentimentalement, et dès le préambule d'un roman de 478 pages?

Mais la littérature est également une prospective d’événements sur l'actualité qui marque une époque, une région du monde, un instantané dans le cours inexorable du temps. Voici comment un autre grand talent de la littérature marocaine Abdellatif Laâbi (2) nous décrit cet instantané dans sa dernière livraison "Le livre imprévu" (pages 12 et 13)
  


"22 octobre
Hier, j'ai regardé à la télévision faute de mieux, un de ces films catastrophe dont seuls les Américains ont le secret. Suite au réchauffement climatique, le dérèglement annoncé par les scientifiques lucides et peu écoutés finit par se produire. La banquise de l'Arctique fond, entraînant un véritable déluge. Et au lieu de la surchauffe à laquelle se seraient attendus les profanes et autres naïfs peu versés dans la science, c'est finalement à un refroidissement polaire qu'on assiste, faisant régner en quelques jours sur l'hémisphère nord une nouvelle ère glacière. Les populations fuient vers le sud. Les foules américaines franchissent "illégalement" la frontière mexicaine et s'entassent, ô revers de fortune, dans d'immenses camps de réfugiés!
Au-delà de la rhétorique habituelle propre à ce genre de films, j'ai été, bon public que je suis, impressionné par la capacité qu'a l'art cinématographique de concentrer une idée et de la rendre palpable pour un nombre inestimable de gens. Et je me suis dit que la littérature, malgré ces trois mille ans d'exercice, la variété infinie des moyens qu'elle a déployée pour accéder au plus intime de l'âme humaine, n'est pas en mesure d'atteindre à cette efficacité."

Le Conseil de la Communauté Marocaine à l'Etranger (CCME) décrit Abdellatif Laâbi comme suit: né à Fès en 1942, vit depuis 1985 - le Maroc au coeur - en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d'une oeuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluant des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d'humour et de tendresse. Il vient d'obtenir le Prix Goncourt de la Poésie.
(2) Le livre imprévu: paru en 2009, Édition La différence, Abdellatif Laâbi.

Voilà, présenté succinctement Mr Laâbi est-on tenté de dire...Mais naturellement, Mr Laâbi est beaucoup  plus que ça : il est l'INTELLECTUEL ENGAGE par excellence. Il est à lui seul un MONUMENT de patriotisme que la LITTERATURE a happé pour nous l'offrir avec des talents littéraires inimitables...

Qui a dit que la littérature doit se cantonner à ne traiter que des questions séculières? Abdelwahab Meddeb (3), universitaire tunisien, préoccupé par la tourmente qui frappe le monde musulman depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous avertit (pages 13 et 14)

  
" Ce n'est donc pas dans le déni de soi mais dans sa reconnaissance que le sujet d'islam sera apte à agir sur le vaste théâtre de l'horizon cosmopolitique. C'est ainsi qu'il se détournera de la barbarie pour rejoindre la civilisation et en devenir contributeur et informateur. Tel est le pari de civilisation que nous mettrons en jeu.
Mais il faudra au préalable s'affranchir du culte voué à la lettre réduite à un sens univoque: ce vecteur conduit à la violence. Il faudra ensuite circonscrire tel sens dans le contexte de son émission: nous ne manquerons pas une occasion pour le faire. Afin de mener à bien un tel dessein, il est recommandé d'intérioriser le Coran, d'en actualiser l'énergie inspirante, en se faisant soi-même Coran, en se situant sur la scène de sa réception pour jouer le rôle du protagoniste de l'ange comme le recommanda à maintes reprises Ibn'Arabi, lequel ne cessait de répéter dans son oeuvre : "Sois Coran en toi-même" (kun qur'anam fi nafsika). Cette initiative nous fera vivre le Coran comme mythe, mais elle nous empêchera pas d'animer l'instance de l'histoire en laquelle s'inscrit le Livre, pour ouvrir la guerre herméneutique et rendre le Texte à l'infini du sens où résonne le choc des interprétations."

Abdelwahab Meddeb est écrivain, poète, universitaire. Il anime l'émission hebdomadaire "Cultures d'Islam" sur France Culture. D'après le Seuil, son essai propose une série de relectures du Coran et de la Tradition pour conduire un travail de mémoire et de dépassement [que les musulmans] doivent accomplir pour sortir des frontières de leur identité restreinte et agir sur la scène du monde.
(3) Pari de civilisation, paru en 2009, Édition Le Seuil, Abdelwahab Meddeb

J'ai déjà évoqué (dans mon précédent post) les talentueux auteurs égyptiens, qui écrivent sous le pseudonyme de Mahmoud Hussein (4), et notamment leur brillante théorie sur "l'interactivité" qui a prévalu judicieusement au tout début de la Révélation (dans leur quête à la compréhension par les musulmans, de certains préceptes coraniques relatifs à des problèmes quotidiens) mais qui manque désespérément aujourd'hui dans les rapports du croyant à son Dieu. Dans leur livre "Penser le Coran", ils essayent d'expliquer les deux pôles de controverses relatifs à l'interprétation du Coran par certains courants de pensée islamique (pages 23 et 24):


"Dans les premières écoles de lecture du Coran, deux démarches s'opposent déjà: l'une, dont le commentaire s'efforce de rester au plus près du texte, en s'appuyant sur la tradition des premières générations de croyants, l'autre, dans le commentaire favorise la réflexion personnelle, en s'appuyant sur la raison.
Lorsque s'esquissent les premières doctrines religieuses, on retrouve le conflit entre raison et tradition dans l'affrontement qui oppose les Qadarites, pour qui le Coran fait ressortir le libre arbitre de l'homme, aux Jabrites, pour qui le Coran fait prévaloir le pouvoir absolu de Dieu.
Avec la traduction en arabe des philosophes grecs, et tout particulièrement de la Logique d'Aristote, les thèses qui privilégient l'autonomie de la raison acquièrent une force et une cohérence nouvelles. Le grand débat théologique peut commencer. Il donnera lieu à des controverses, dont on ne soupçonne même plus, aujourd'hui, la richesse et la fécondité. En le simplifiant à l'extrême entre ses deux principaux pôles:
- L'école des Mu'tazilites donne du Coran une lecture marquée par la confiance dans le pouvoir souverain de la raison. Dieu Lui-même est Raison. Il a donné aux humains la puissance d'agir librement, à partir de quoi il les sanctionnera, à la fin des temps, en fonction de leurs actes.
- Face à cette école se dresse les représentant de la Tradition, au premier rang desquels le fondateur de l'une des quatre écoles de fiqh (jurisprudence), Ibn Hanbal. Ce dernier rejette avec force la notion de libre arbitre humain, qui apparaît comme une entrave à l'absolue puissance de Dieu, cette dernière étant hors de portée de la raison humaine."

On peut lire sur le dos du livre le commentaire suivant de la maison d'édition: Le Coran est pour les musulmans, la parole de Dieu: là-dessus il n'y a pas de discussions. Mais est-il besoin de souligner l'importance, aujourd'hui de comprendre ce que dit ce texte capitale? Ce qu'il dit est non ce qu'on lui fait dire. C'est l'objectif principal de cet ouvrage.
(4) Penser le Coran, paru en 2009, Édition Grasset, Mahmoud Hussein.

Enfin, de passage par le stand de la France au SIEL 2010, je suis tombé sur l'oeuvre de l'auteur qui m'émeut et me fascine le plus en littérature contemporaine, je veux parler de Milan Kundera (5). Dans sa dernière parution "Une rencontre", j'ai trouvé cette "perle", un petit paragraphe descriptif qui parle d'une fille que connaît le narrateur, mais qu'il rencontre dans des circonstances douteuses. Le désir qu'elle lui inspire, le transporte mentalement dans une vision furtive des esquisses du peintre Francis Bacon (ceux qui connaissent bien Milan Kundera, doivent se rappeler la passion qu'il nourrit à part égale pour la littérature comme pour la peinture et la musique classique) et il dit page 19:








"Mais je voyais ces deux yeux qui me fixaient, pleins d'angoisse (deux yeux angoissés dans un visage raisonnable), et plus ces yeux étaient angoissés, plus mon désir devenait absurde, stupide, scandaleux, incompréhensible et impossible à réaliser.
Déplacé et injustifiable, ce désir n'en était pas moins réel. Je ne saurais le renier -- et quand je regarde les portraits-triptyques de Francis Bacon, c'est comme si je m'en souvenais. Le regard du peintre se pose sur le visage comme une main brutale, cherchant à s'emparer de son essence, de ce diamant caché dans les profondeurs. Certes nous ne sommes pas sûrs que les profondeurs recèlent vraiment quelque chose -- mais quoi qu'il en soit, en chacun de nous, il y a ce geste brutal, ce mouvement de la main qui froisse le visage de l'autre, dans l'espoir de trouver, en lui et derrière lui, quelque chose qui s'y est caché"

Est-il nécessaire de présenter encore Milan Kundera ? Néanmoins, voici quelques éléments nécessaires  pour situer sa notoriété récente : né le 1er avril 1929 à Brno/ancienne Tchécoslovaquie. Il fut déchu de sa nationalité tchèque en 1979, et deux ans après, Mitterrand lui a "octroyé" la nationalité française le 1er juillet 1981. Lauréat de plusieurs prix littéraires (Médicis/Etranger en 1973; Prix Aujourd'hui en 1993; Prix Herder en 2000, il obtint le Grand Prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de ses œuvres en 2001.
Comme il le suggère lui-même, le livre en question est une "...rencontre de mes réflexions et de mes souvenirs; de mes vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et mes vieux amours (Rabelais, Jancek, Fellini, Malaparte...)...
(5) Une Rencontre: paru en 2009, Édition Gallimard, Milan Kundera

Je ne peux pas clore cette merveilleuse fresque de récits littéraires (que je n'ai fait que survoler par bribes, et rapidement plus haut) sans évoquer ce passage tellement parlant du livre "Les étoiles de Sidi Moumen" de Mahi Binebine (pages 11 et 12):



"Longtemps avant la démocratisation des antennes paraboliques, il fleurissait sur les toitures de notre cité d'ingénieux bricolages à base de couscousiers permettant la réception des émissions étrangères. En vérité les images étaient floues, quasi cryptées, mais on devinait tout de même le sillage des silhouettes et le son restait à peu près correct. On suivait tout particulièrement les chaînes espagnoles et portugaises pour le foot, les allemandes pour l'érotisme [...] et enfin les chaînes arabes pour cette dose quotidienne du conflit israélo-palestinien et les méfaits de l'occident cannibale. [...] Aussi en raison de la surdité de mon père, nous mettions le volume si haut que nous étions contraints de voir la même chaîne que nos voisins pour ne pas faire désordre. Et malgré cela nous nous réunissions tous les soirs, petits et grands, autour de cette lucarne magique, ouverte sans vergogne sur les curiosités du monde."

L'auteur est natif de Marrakech en 1959. A ses talents de romancier il ajoute ceux d'artiste-peintre et de sculpteur. Les étoiles de Sidi Moumen est son septième roman: C'est ce qu'on peut lire sur le dos de cet ouvrage. Tout ce que je peux ajouter personnellement est que c'est un livre très poignant.
(6) Les étoiles de Sidi Moumen: paru en 2010, Edition Le Fennec, Mahi Binebine.

Ces différents passages littéraires nous interpellent: On peut se demander comment avec de tels  talents, de tels arguments, avec de telles perspectives tracées, avec tant de clairvoyance dans le jugement et tant d'expériences enrichissantes pour l'espèce humaine toute entière, notre petit "village planétaire" est resté sourd aux "appels" de cette littérature, et acculé à la tourmente, au désarroi, à la cruauté et au doute?

Peut-être que ce  XXème siècle fantasque, avec ses progrès technologiques fulgurants, et ses conflits sanguinaires a donné un coup d'arrêt à cet "animal" indomptable (la littérature), qui n'en finit pas de rebondir avec ténacité, pour prendre sa revanche...sous des formes divers...

Mais peut-être tout simplement, comme l'a suggéré A. Laâbi, "malgré trois mille ans d'exercice et la variété infinie des moyens qu'elle a déployés pour accéder au plus intime de l'âme humaine, la littérature n'est pas en mesure d'atteindre à cette efficacité"... (technologique s'entend).

A moins que ce ne soit cette fatalité aveugle qui, malgré la richesse et la diversité des œuvres littéraires "savantes" mises à disposition, laissent les lecteurs que nous sommes en marge malgré-nous, soit parce que notre indigence nous empêche d'y accéder, soit parce que l'obscurantisme érigée en culture nationale y fait barrage et nous pâtissons ainsi d'une réalité qui nous dépasse!

Pourtant je suis convaincu que l'avenir de l'homme c'est bien LA LITTÉRATURE !

Une littérature qui libère nos sentiments (de leurs préjugés), nos passions (de leurs pulsions refoulées), et offre à notre quotidien une alternative à sa déprimante monotonie. Une littérature en somme qui élève l'individu à une conscience (collective) de ce qui est le Bien et le Mal, pour qu'il se sente acteur et non spectateur dans son environnement...

Mais cette littérature ne peut produire ces bienfaits que dans un milieu qui jouit d'une culture "saine" et ouverte sur le monde, sans préjugés ni parti-pris, associant des individus enclins aux connaissances universelles, et capables d'émotion et d'empathie pour des événements qui ne les concernent pas forcément, mais les interpellent! 

Alors seulement, cette littérature pourra jouer pleinement son rôle, celui de transformer le visage tourmenté du monde!

Mais ne dit-on pas :"qui peut le moins, peut le plus"!

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